Enquête

Besançon, Angers, Libourne... Les nouvelles cités de la drogue

Angers, Alençon, Libourne, Besançon, Soissons…Les trafics s'enracinent dans les villes moyennes, nourrissant une délinquance génératrice d'insécurité et, parfois, de sanglants règlements de comptes. Ils font aussi planer sur la France de nouvelles menaces : la corruption de policiers, de douaniers, d'agents municipaux ou d'élus, et la mise en place d'un ordre parallèle défiant l'Etat.

Dans le quartier Chemin-Bas d'Avignon, à Nîmes, en septembre 2021. Des grilles ont été posées pour protéger l'école Georges Bruguier depuis les courses poursuites entre les dealers du quartier et la police. (©Julien Daniel/MYOP)

Par Anne Vidalie

Publié le 23 févr. 2022 à 11:14Mis à jour le 25 févr. 2022 à 1:11

Vannes, la jolie cité du Morbihan aux maisons à colombages ? « Une plaque tournante du trafic .»Libourne, la paisible sous-préfecture de Gironde baignée par la Dordogne ? « Aux mains des dealeurs. » Besançon, le berceau de l'horlogerie lové dans un méandre du Doubs ? « Rien à envier à certains quartiers de la banlieue parisienne. » Cavaillon, la capitale française du melon sous le soleil du Vaucluse ? « Gangrenée par les stups. » Paroles de policiers.

Du nord au sud, de l'est à l'ouest, les villes françaises sont rongées par la peste du XXIe siècle : le business de la came, et les crimes et délits qu'il charrie, ventes d'armes, blanchiment d'argent et règlements de comptes à la kalachnikov, mais aussi vols, rackets et agressions qui pourrissent la vie quotidienne. « Elles ne mouraient pas toutes, mais toutes étaient frappées », pourrait-on écrire en paraphrasant la fable de Jean de La Fontaine, « Les animaux malades de la peste ». Même Rennes, Avignon, Annecy, Angers ou Nice, les destinations préférées des cadres tenaillés par l'envie d'ailleurs, abonnées des classements des « Villes où il fait bon vivre » sont contaminées.

Les experts du Sirasco, le service de renseignement de la police judiciaire, résument d'un mot ce fléau des temps modernes : ils appellent cela le « narcobanditisme ». « Toujours présent dans les grandes agglomérations, son ancrage se confirme dans des villes de tailles moyennes », avertissaient-ils déjà dans leur rapport 2019 sur la criminalité organisée, carte de l'Hexagone à l'appui (voir ci-dessous). Sur celle-ci, la dernière publiée par le Sirasco à ce jour, apparaissent deux catégories de cités : en bleu, celles où le narcobanditisme est « établi » ; en rouge, celles où il se trouve « en devenir ».

« Narcobandistisme en devenir »

Parfois, il a fallu une affaire retentissante pour dessiller les yeux des autorités locales, comme celle qui a secoué Clermont-Ferrand, dans le Puy-de-Dôme, à l'automne 2020. Après deux ans d'enquête, les gendarmes de la section de recherche clermontoise, épaulés par leurs collègues de Grenoble (Isère), ont démantelé un réseau franco-marocain qui distribuait ses produits sur place, mais aussi à Paris, Lyon et dans le sud de la France. Bilan : 1,35 million d'euros saisi, en or et en espèces ; 14 arrestations ; 613 kg de résine de cannabis et 90 kg d'herbe confisqués. « Les institutionnels n'en revenaient pas, se souvient un militaire. Pour eux, Clermont était un lieu de consommation, certes, mais pas de trafic. »

La liste des communes sous l'emprise du narcobanditisme s'allonge d'année en année. Le politologue Jérôme Fourquet l'a vérifié en scrutant les quotidiens régionaux. « C'est un phénomène de masse qui se développe selon deux axes:horizontalement, par essaimage des banlieues difficiles vers les villes moyennes, et verticalement, par incrustation et intensification des activités délictuelles qui déstabilisent des quartiers entiers. » Pour le coauteur de «La France sous nos yeux» (Seuil), le succès de «BAC nord», le film de Cédric Jimenez aux 2 millions de spectateurs, « entre en résonance avec l'air du temps . Il parle à tout le monde, pas seulement aux Marseillais. D'ailleurs, l'expression 'point de deal' fait aujourd'hui partie du langage commun. »

Et du paysage français : le ministère de l'Intérieur, qui tient à jour la cartographie des supérettes de la came, en recense presque 4.000. Seuls trois territoires en étaient dépourvus en novembre 2021 : le Gers, la Lozère et la Haute-Loire. « Cela ne signifie pas qu'ils sont exempts de tout trafic, précise Stéphanie Cherbonnier, à la tête de l'Office anti-stupéfiants (Ofast) de la Direction centrale de la police judiciaire. Les consommateurs peuvent s'approvisionner via les réseaux sociaux ou auprès de vendeurs à la sauvette, sans qu'il y ait de lieu fixe. »

Saisie record de drogue par les douanes en 2021 Partout, la logique du business est à l'oeuvre. La demande augmente, l'offre suit. « N'oublions pas que la France est le premier pays européen de consommation de drogue, poursuit la cheffe de l'Ofast. On compte 900.000 usagers quotidiens de cannabis. Et 600.000 prennent de la cocaïne au moins une fois par an. » En entrepreneurs avisés, les têtes de réseaux développent leurs activités commerciales là où le marché est encore en jachère.

« Deux doses achetées, une offerte »

« Depuis l'étranger ou les métropoles où ils vivent, ils ouvrent des franchises ou des succursales, comme de bons marchands, dans des villes moyennes et partout où se trouvent des clients potentiels », décrit Yann Bastière, délégué national du syndicat Unité SGP Police et ancien membre d'une brigade anti-stups. Retour sur investissement garanti : selon l'Insee, le trafic de drogue génère un chiffre d'affaires national de plus de 3 milliards d'euros et finance 21.000 emplois à plein temps. « En l'absence d'acteurs locaux, des gens d'ailleurs s'installent, pointe l'avocat parisien Steeve Ruben, spécialiste de ces dossiers. À Aurillac, dans le Cantal, ou au Creusot, en Saône-et-Loire, ils viennent de Seine-Saint-Denis. En Bretagne, à Quimper ou Quimperlé, ce sont des dealeurs des Hauts-de-Seine qui vendent la coke. »

Avec le temps, les trafiquants ont affiné leur modèle économique. Ils ont étoffé leur gamme de produits, diversifié leurs voies d'approvisionnement, spécialisé les différents maillons de la chaîne, des guetteurs aux logisticiens, et développé un marketing agressif en s'appuyant sur les réseaux sociaux - « deux doses achetées, une offerte » promotions « flash », loteries sur Snapchat ou Telegram. Les commandes en ligne et les livraisons à domicile, dopées par le confinement, ne sont plus l'apanage des métropoles. L'ubérisation du deal a conquis la province.

Besançon, le 21 février 2020, Le quartier de Planoise à Besançon. Après la série de coups de feu, en novembre 2019, le calme semble revenu, mais le trafic continue.

Besançon, le 21 février 2020, Le quartier de Planoise à Besançon. Après la série de coups de feu, en novembre 2019, le calme semble revenu, mais le trafic continue.©MARC CELLIER

Les narcos français ont soigneusement potassé leur géographie. À commencer par les frontières et les grands axes de circulation, qui placent certaines cités sur les chemins de la drogue : Nîmes, Avignon et Valence, par exemple, au confluent des autoroutes qui remontent d'Espagne et d'Italie ; Dijon, aussi, au carrefour des voies qui mènent du nord de l'Europe à la Méditerranée, de l'Est à l'Atlantique. Troyes, dans l'Aube, et ses 61.000 habitants, occupe également un emplacement de choix. « Troyes, comme des communes plus petites telles Bar-sur-Aube, Romilly-sur-Seine et Vitry-le-François sont touchées par le trafic de cannabis qui arrive d'Espagne et l'importation d'héroïne des Pays-Bas et de cocaïne, via les mules débarquant de Guyane par avion », résume l'avocat David Parison.

Plus à l'est, entre Dijon et la Suisse, Besançon offre un atout supplémentaire : celui de drainer les consommateurs des campagnes voisines. On fait le voyage du Jura et de la Haute-Saône pour s'approvisionner dans un des onze points de deal du quartier de Planoise, au sud-est de la ville. Un tous les 180 mètres carrés, a calculé Yves Cellier, le directeur départemental de la Sécurité publique du Doubs. « Comme la zone de chalandise est très étendue, on estime que Besançon absorbe une tonne de résine de cannabis par mois », indique-t-il. En novembre dernier, en l'espace de trois semaines, policiers et gendarmes ont mis la main sur 440 kg de résine, une dizaine de kilos de cocaïne et près de 70.000 euros. La routine, ou presque.

La violence, un indicateur de l'intensité du trafic

« J'ai retrouvé ici ce que j'avais connu dans certains quartiers de la région parisienne il y a dix ans, raconte le commissaire divisionnaire Cellier : un trafic intense, des points de vente très ancrés, très protégés, dont quelques-uns réalisent un chiffre d'affaires quotidien de 10.000 euros. » De quoi aiguiser les rivalités : entre novembre 2019 et mars 2020, deux clans de narcotrafiquants se sont affrontés à l'arme à feu dans les rues de Planoise, faisant un mort et une dizaine de blessés. « La violence, qu'elle se manifeste contre les forces de l'ordre ou dans les affrontements entre délinquants, est un bon indicateur de l'ampleur de la gangrène qui ronge les villes », remarque Jérôme Fourquet.

Dans le sud de la France, les narcotrafiquants de Marseille tiennent solidement le marché. « Ils contrôlent de nombreuses communes de la région comme Avignon, Carpentras ou Cavaillon », constate un gendarme phocéen. Et leurs réseaux s'étendent bien au-delà de la Provence. « La mafia marseillaise s'est installée à Toulouse,note Christophe Miette, chargé de mission police judiciaire au Syndicat des cadres de la Sécurité intérieure. Résultat, les règlements de comptes se multiplient dans le quartier des Izards et les saisies de drogue sont en forte hausse dans de petites cités telles Cahors et Castres. »

8 septembre 202, sur un parking du quartier Lalande à Toulouse, une place de deal connue de tous.

8 septembre 202, sur un parking du quartier Lalande à Toulouse, une place de deal connue de tous.©Ulrich Lebeuf / MYOP

Solidement ancrés dans leur territoire, sûrs de leur pouvoir, certains trafiquants n'hésitent pas à faire pression sur les élus. Mélanie Boulanger, la maire socialiste de Canteleu, dans la banlieue rouennaise, et l'un de ses adjoints en ont fait les frais. À l'automne dernier, ils ont subi 36 heures de garde à vue, après le démantèlement d'un réseau dont le bénéfice annuel atteignait près de 11 millions d'euros. Motif : des écoutes téléphoniques auraient exposé leurs contacts avec une famille de dealeurs. Ces derniers auraient essayé de les intimider, se sont défendus les élus. Madame la maire a juré ne pas avoir cédé, son adjoint, lui, aurait rendu quelques menus services pour ne pas s'attirer d'ennuis avec les jeunes du quartier. Ni l'un, ni l'autre ne font l'objet de poursuites.

Politique du chiffre

L'Office anti-stups s'inquiète « des tentatives d'infiltration du milieu politique, en particulier au niveau local », a révélé une note interne dévoilée par «Le Monde» il y a plusieurs mois : « Le financement des frais de campagne électorale, l'organisation du recueil de vote ou la candidature à une élection, directement ou en plaçant des hommes de paille, constituent autant de points de vulnérabilité. » Cette corruption, « véritable menace sur la République », cible également les dockers des grands ports français (pour laisser entrer le produit), les employés municipaux (pour le stocker dans des lieux discrets), les policiers, les gendarmes, les gardiens de prison (pour les convaincre de fermer les yeux).

Car le marché de la came ne dort jamais. Entre 2001 et 2020, le nombre d'infractions qui lui sont liées a été multiplié par deux, tutoyant aujourd'hui la barre des 200.000. Pour les combattre, chaque département est doté depuis 2020 d'une Cross, ou cellule de renseignement opérationnel sur les stupéfiants. Objectif : tisser d'indispensables coopérations entre policiers, gendarmes et douaniers - ce qui ne va pas de soi, tant ces « maisons » sont jalouses de leur autonomie. Quatorze détachements et onze antennes Ofast complètent ce maillage territorial.

Mais sur les trottoirs des villes de province, les pros de la lutte contre les dealeurs se sentent parfois bien seuls. Ils sont trois à Cavaillon, cinq à Vannes…« Beaucoup de communes de taille moyenne sont sous-dotées en effectifs, si bien que le trafic prolifère plus facilement, déplore le syndicaliste Yann Bastière. De ce fait, nos chefs nous demandent de ne pas enquêter trop longtemps. » Les avocats, eux aussi, s'en plaignent. « À Troyes, on privilégie la politique du chiffre, affirme Maître David Parison. Faute de moyens humains, la brigade des stups tape sur le menu fretin, mais ne s'attaque pas aux fournisseurs ni aux têtes de réseau. »

Comme nous passons beaucoup de temps sur le terrain, nous, policiers municipaux, faisons remonter les informations.

Ici ou là, les policiers nationaux peuvent compter sur le soutien de leurs collègues de la police municipale. C'est le cas à Nîmes, où le business de la drogue, enkysté depuis longtemps dans les banlieues est et ouest, gagne le centre-ville. « Sur le terrain, nous travaillons main dans la main, ce qui nous permet d'assurer une plus forte présence, explique l'un des 160 agents (armés) de la commune. Nous, policiers municipaux, faisons également remonter beaucoup d'informations aux services d'enquête car nous connaissons bien la population et nous passons beaucoup de temps sur la voie publique. » Ce vétéran préfère taire son identité. Pas envie de retrouver son nom tagué sur le mur d'un quartier chaud, ni de voir sa famille menacée par les voyous.

Une patrouille de la police de sécurité du quotidien dans le quartier de Maurepas, à Rennes.

Une patrouille de la police de sécurité du quotidien dans le quartier de Maurepas, à Rennes.©Thomas Louapre / Divergence

Certes, les « choufs » de Nîmes, Besançon ou Brest ne contrôlent pas encore l'identité des passants, comme le font les guetteurs de certains quartiers de Marseille ou de la région parisienne. Mais déjà, dans une poignée de banlieues provinciales, des obstacles sont dressés pour gêner les forces de l'ordre, des caméras de surveillance régulièrement mises hors d'usage. À Alençon, dans l'Orne, deux arrestations liées au trafic de drogue ont déclenché, en octobre dernier, deux nuits de violences avec tirs de mortier, jets de projectiles et voitures incendiées.

Un mois plus tard, à Briançon, dans les Hautes-Alpes, ce sont trois véhicules techniques de la ville et celui du maire qui ont brûlé. « Un ordre parallèle tente de s'installer et de contrôler physiquement quelques territoires, analyse Jérôme Fourquet. C'est la première fois dans l'histoire contemporaine que l'autorité de l'Etat est ainsi remise en question en métropole. » Inquiétantes prémices.

En 2019, un rapport confidentiel du service de renseignement de la police judiciaire publiait une carte de l'Hexagone pointant les villes touchées par le narcobanditisme. En bleu, les implantations« établies » : les grandes métropoles et de nombreuses villes situées le long des frontières du nord et de l'est et à proximité des axes autoroutiers remontant d'Espagne et d'Italie. En rouge : les points d'ancrage «en devenir» comme Beauvais, Soissons, Vannes, Le Mans, Angers, Niort, Nancy, Belfort et Clermont- Ferrand. Une liste qui s'est allongée depuis trois ans, selon tous les experts.

En 2019, un rapport confidentiel du service de renseignement de la police judiciaire publiait une carte de l'Hexagone pointant les villes touchées par le narcobanditisme. En bleu, les implantations« établies » : les grandes métropoles et de nombreuses villes situées le long des frontières du nord et de l'est et à proximité des axes autoroutiers remontant d'Espagne et d'Italie. En rouge : les points d'ancrage «en devenir» comme Beauvais, Soissons, Vannes, Le Mans, Angers, Niort, Nancy, Belfort et Clermont- Ferrand. Une liste qui s'est allongée depuis trois ans, selon tous les experts.Source Sirasco

Tabou

Attention, sujet sensible. Il n'est pas simple d'enquêter sur les trafics de drogue qui minent les villes moyennes. Préoccupés par l'image de leur commune, ou soucieux d'éviter les critiques de leur opposition, les édiles sont aux abonnés absents. Ici, le président de la région promet de rappeler et n'en fait rien. Là, le maire n'a pas le temps de répondre. Les préfets et les procureurs de la République ne se montrent pas plus loquaces.

Côté police, malgré l'aval du service de la communication, les volontaires ne se bousculent pas pour s'exprimer sur la situation de leur cité. Et inutile de rêver d'un reportage dans tel ou tel département. « Nous n'avons pas l'accord de tous nos partenaires et autorités », décline « avec regret » le chef d'état-major d'une direction départementale de la Sécurité publique de l'ouest. Ailleurs, la demande est toujours en cours…

Saisies records

Plombées par le confinement de 2020, les saisies de drogue sont remontées en flèche l'an dernier. Les forces de l'ordre ont confisqué 96 tonnes de cannabis (+12%), 23 tonnes de cocaïne (+101%) et 1,2 tonne d'héroïne (+24%). Les douaniers, de leur côté, ont intercepté 115 tonnes de stupéfiants (+30%).

Plus édifiant encore : l'explosion des quantités moyennes de stupéfiants recouvrées, chaque année, par les policiers, gendarmes et gabelous au fil des trois dernières décennies. Entre 1991-2000 et 2011-2019, elles ont été multipliées par deux pour l'héroïne et l'ecstasy, presque 6 pour la cocaïne. Dans le cas du cannabis, herbe et résine confondus, elles ont augmenté d'environ 60%. L'herbe de représente désormais un quart de ces saisies - quatre fois plus qu'il y a vingt ans. En octobre dernier, les Espagnols ont intercepté un camion à destination de la France. À bord étaient dissimulées 26 tonnes de cannabis.

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Anne Vidalie

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