“Vous”* ou “tu”*. Vouvoyer ou tutoyer. Tel est le dilemme. Le sujet tourmente les esprits français depuis la révolution de 1789, lorsque le peuple, libéré de la tyrannie, tenta d’imposer un tutoiement citoyen qui permettait d’être à tu et à toi avec Robespierre lui-même. Plus tard, la France imposa tout l’inverse dans un souci d’égalité : le “vous” devint obligatoire, quel que soit le rang social de l’interlocuteur. En 2008, le dilemme grammatical est devenu un problème social. Les policiers français tutoient de façon quasi systématique les jeunes des quartiers populaires, qui ne supportent pas cette familiarité. Même le président français s’en est rendu compte. En déplacement récemment dans une ville de banlieue, il a déclaré devant un parterre de policiers : “L’uniforme ne vous autorise pas à faire n’importe quoi […]. Pas de familiarité […], pas de fenêtre ouverte dans les voitures de patrouille avec le bras qui pend, pas de tutoiement.”
La violence qu’implique pour les jeunes le tutoiement policier est un refrain qu’on entend beaucoup dans certains quartiers populaires. “Mais pourquoi ils me tutoient, les flics ?” demande Toufik, un jeune homme dégingandé d’environ 25 ans. “Ils me regardent avec méfiance, me demandent systématiquement mes papiers deux ou trois fois par jour et jamais ils me traitent poliment, comme ils le font avec les gens normaux.” Toufik n’est pas le seul dans ce cas. Le tutoiement différencié appliqué par la police revient dans toutes les conversations à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, que ce soit avec de simples lascars*, de vaillants étudiants désargentés ou encore de modestes employés des services de nettoyage. Dans le pire des cas, le “tu” fait partie d’une stratégie de guerre des nerfs qui fait monter les tensions entre les jeunes et les représentants de l’ordre. Il arrive que la confrontation tourne mal : les insultes fusent, un citoyen est blessé et des policiers portent plainte contre ces derniers pour “outrages et rébellion contre un agent de l’autorité”.
Pour certains sociologues urbanistes, le tutoiement policier serait révélateur d’un certain marquage social. “D’un côté, il y a le tutoiement respectueux et réciproque entre les policiers et leurs bons clients : les délinquants classiques”, explique Fabien Jobard, du Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP). “De l’autre, la police vouvoie systématiquement le client ‘de tous les jours’, le citoyen de base. Enfin, il y a pour les policiers une autre clientèle, celle de ceux qu’ils considèrent comme des frimeurs, des crétins, de la racaille. Avec ceux-là, c’est le tutoiement systématique.”
Dans une étude réalisée pour la Commission nationale de déontologie de la sécurité, la sociologue Catherine Wihtol de Wenden a mis le doigt sur le problème : dans 64 % des cas de tutoiement provocateur, les victimes sont des Français dont l’apparence ou le nom révèle des origines étrangères. Le code de déontologie de la police, approuvé en 1986, est pourtant sans ambiguïté : il ne doit y avoir aucun dérapage de la part des agents, qui ne doivent “se départir de [leur] dignité en aucune circonstance”. Mais, malgré ce lourd dispositif administratif, le problème revient sans cesse sur la table. Le 22 février 2006, le ministère de l’Intérieur a dû envoyer une nouvelle directive aux forces de l’ordre pour insister sur la nécessité du vouvoiement avec les jeunes.

* En français dans le texte.